Albert Jacquard, biologiste et gĂ©nĂ©ticien des populations, est aussi un philosophe des sciences, fervent dĂ©fenseur des causes humanitaires et combattant des prĂ©jugĂ©s raciaux. Éloge de la diffĂ©rence, un des ses titres les plus connus, prĂ´ne non pas la tolĂ©rance — Ă  propos de laquelle il Ă©crit « TolĂ©rer, c'est accepter du bout des lèvres […] cela sous-entend un rapport de forces oĂą celui qui domine consent, condescend Ă  ne pas user de son pouvoir. Celui qui tolère se sent bien bon de tolĂ©rer, celui qui est tolĂ©rĂ© se sent doublement mĂ©prisĂ© […] Â» â€”, mais vĂ©ritablement l'amour des diffĂ©rences, titre de l'extrait prĂ©sentĂ© ici, qui conclut son ouvrage.

Éloge de la différence d’Albert Jacquard

L’amour des différences

« Si je diffère de toi, loin de te lĂ©ser, je t’augmente Â», Saint-ExupĂ©ry, Lettre Ă  un otage. Cette Ă©vidence, tous nos rĂ©flexes la nient. Notre besoin superficiel de confort intellectuel nous pousse Ă  tout ramener Ă  des types et Ă  juger selon la conformitĂ© aux types ; mais la richesse est dans la diffĂ©rence.

Beaucoup plus profond, plus fondamental, est le besoin d’être unique, pour « ĂŞtre Â» vraiment. Notre obsession est d’être reconnu comme une personne originale, irremplaçable ; nous le sommes rĂ©ellement, mais nous ne sentons jamais assez que notre entourage en est conscient. Quel plus beau cadeau peut nous faire l’« autre Â» que de renforcer notre unicitĂ©, notre originalitĂ©, en Ă©tant diffĂ©rent de nous ? Il ne s’agit pas d’édulcorer les conflits, de gommer les oppositions ; mais d’admettre que ces conflits, ces oppositions doivent et peuvent ĂŞtre bĂ©nĂ©fiques Ă  tous.

La condition est que l’objectif ne soit pas la destruction de l’autre, ou l’instauration d’une hiĂ©rarchie, mais la construction progressive de chacun. Le heurt, mĂŞme violent, est bienfaisant ; il permet Ă  chacun de se rĂ©vĂ©ler dans sa singularitĂ© ; la compĂ©tition, au contraire, presque toujours sournoise, est destructrice, elle ne peut aboutir qu’à situer chacun Ă  l’intĂ©rieur d’un ordre imposĂ©, d’une hiĂ©rarchie nĂ©cessairement artificielle, arbitraire.

La leçon première de la gĂ©nĂ©tique est que les individus, tous diffĂ©rents, ne peuvent ĂŞtre classĂ©s, Ă©valuĂ©s, ordonnĂ©s : la dĂ©finition de « races Â», utile pour certaines recherches, ne peut ĂŞtre qu’arbitraire et imprĂ©cise ; l’interrogation sur le « moins bon Â» et le « meilleur Â» est sans rĂ©ponse ; la qualitĂ© spĂ©cifique de l’Homme, l’intelligence, dont il est si fier, Ă©chappe pour l’essentiel Ă  nos techniques d’analyse ; les tentatives passĂ©es d’« amĂ©lioration Â» biologique, de l’Homme ont Ă©tĂ© parfois simplement ridicules, le plus souvent criminelles Ă  l’égard des individus, dĂ©vastatrices pour le groupe.

Par chance, la nature dispose d’une merveilleuse robustesse face aux mĂ©faits de l’Homme : le flux gĂ©nĂ©tique poursuit son Ĺ“uvre de diffĂ©renciation et de maintien de la diversitĂ©, presque insensible aux agissements humains ; l’« univers des phĂ©notypes Â», oĂą nous vivons, n’a fort heureusement que peu de possibilitĂ©s d’action sur l’« univers des gĂ©notypes Â», dont dĂ©pend notre avenir. Transformer notre patrimoine gĂ©nĂ©tique est une tentation, mais cette action restera longtemps, espĂ©rons-le, hors de notre portĂ©e.

Cette rĂ©flexion peut ĂŞtre transposĂ©e de la gĂ©nĂ©tique Ă  la culture : les civilisations que nous avons sĂ©crĂ©tĂ©es sont merveilleusement diverses et cette diversitĂ© constitue la richesse de chacun de nous. Grâce Ă  une certaine difficultĂ© de communication, cette hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© des cultures a pu longtemps subsister ; mais, il est clair qu’elle risque de disparaĂ®tre rapidement. Notre propre civilisation europĂ©enne a Ă©tonnamment progressĂ© vers l’objectif qu’elle s’était donnĂ© : le bien-ĂŞtre matĂ©riel. Cette rĂ©ussite lui donne un pouvoir de diffusion sans prĂ©cĂ©dent, qui aboutit peu Ă  peu Ă  la destruction de toutes les autres ; tel a Ă©tĂ© le sort, pour ne citer qu’un exemple parmi tant d’autres, des Esquimaux d’Ammassalik, sur la cĂ´te est du Groenland, dont R. Gessain a dĂ©crit la mort culturelle sous la pression de la « civilisation obligatoire Â».

Lorsque l’on constate la qualitĂ© des rapports humains, de l’harmonie sociale dans certains groupes que nous appelons « primitifs Â», on peut se demander si l’alignement sur notre culture ne sera pas une catastrophe ; le prix payĂ© pour l’amĂ©lioration du niveau de vie est terriblement Ă©levĂ©, si cette harmonie est remplacĂ©e par nos contradictions internes, nos tensions, nos conflits. Est-il encore temps d’éviter le nivellement des cultures ? La richesse Ă  prĂ©server ne vaut-elle pas l’abandon de certains objectifs qui se mesurent en produit national brut ou mĂŞme en espĂ©rance de vie ?

Poser une telle question est grave ; il est bien difficile, face Ă  cette interrogation, de rester cohĂ©rent avec soi-mĂŞme, selon que l’on s’interroge dans le calme douillet de sa bibliothèque ou que l’on partage durant quelques instants la vie d’un de ces groupes qui nous Ă©merveillent, mais oĂą les enfants meurent, faute de nourriture ou de soins.

Pourrons-nous prĂ©server la diversitĂ© des cultures sans payer un prix exorbitant ? Subi ou souhaitĂ©, un changement de l’organisation de notre planète ne peut ĂŞtre Ă©vitĂ© ; la parole est donc aux « utopistes Â». Certains d’entre eux posent le problème en termes inattendus, ainsi Yona Friedman intitulant un de ses livres Comment vivre entre les autres sans ĂŞtre chef et sans ĂŞtre esclave. MĂŞme lorsque le monde qu’ils nous proposent nous paraĂ®t vraiment trop « diffĂ©rent Â» du nĂ´tre, nous pouvons ĂŞtre Ă  peu près sĂ»rs que la rĂ©alitĂ© le sera plus encore.

Cet effort d’imagination, il semble que la gĂ©nĂ©ration, si dĂ©criĂ©e, qui s’apprĂŞte Ă  nous succĂ©der l’ait dĂ©jĂ  largement entrepris. La rĂ©volte contre la trilogie mĂ©tro-boulot-dodo, contre le carcan du confort douceâtre, l’affadissement du quotidien organisĂ©, la mort insinuante des acceptations, ce sont nos enfants qui nous l’enseignent. Sauront-ils bâtir un monde oĂą l’Homme sera moins Ă  la merci de l’Homme ?

Source : Jacquard (Albert), Éloge de la diffĂ©rence, Paris, Seuil, 1978.


19/02/2010
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